2009-11-22

Entrevue avec Quentin Tarantino sur Inglorious Basterds

Voici une excellente entrevue avec Quentin Tarantino tirée du magazine Cahiers du Cinéma sur son Inglorious Basterds

Lors de la présentation à Cannes de
Boulevard de la mort en 2007, Quentin Tarantino avait accordé aux Cahiers un long entretien, qu’il a souhaité poursuivre. À partir de la fabrication d’Inglourious Basterds, il revient sur son rapport aux genres, et aux histoires : les récits, écrits et filmés, et la place qu’y tiennent les personnages, mais aussi l’histoire du cinéma, et la « grande histoire ».


Il y a deux ans, vous déclariez aux Cahiers que Boulevard de la mort était pour vous « un tournant ». Mais Inglourious Basterds est un projet beaucoup plus ancien. Est-ce un retour en arrière, avant le virage Grindhouse ?

Quentin Tarantino : Puisque deux ans ont passé, permettez- moi de changer de métaphore : Inglourious Basterds était pour moi une montagne. Maintenant que je l’ai gravie, que j’y ai planté mon drapeau, je contemple les autres montagnes alentour. J’avais besoin de me délivrer de ce projet, de l’écrire, même si à l’époque je ne savais pas si je pourrais en faire un film. Je n’arrivais plus à avancer sans le reprendre et l’achever. Il y a plus de dix ans, quand j’ai commencé, l’histoire était très différente. J’y ai travaillé deux ans, mais le récit prenait des proportions énormes. C’était un feuilleton. Il m’a fallu le mettre de côté et tourner les Kill Bill. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que je souhaitais en faire un film. J’ai donc écrit une autre histoire avec les mêmes personnages, les mêmes thèmes, et imaginé une mission dans le style des Canons de Navarone [J. Lee Thompson, 1961] : le sabotage d’une avant-première nazie dans un cinéma du Paris occupé. Le film où un groupe d’hommes, un posse, part en mission façon Douze Salopards n’est que l’un des genres que j’aborde, bien sûr. Mon travail sur les genres est constant. Dans Kill Bill, chaque chapitre correspond à l’entrée de l’héroïne dans un nouveau genre. Cet aspect est moins prononcé dans Inglourious Basterds, mais j’aime toujours concevoir un scénario comme un roman, avec des chapitres, pour qu’ils soient très différents, qu’ils aient une atmosphère distincte. Ici, les genres sont latents, mais les deux premiers chapitres ont une tonalité de western, voire de western-spaghetti, et le troisième serait un film français. Et à partir du chapitre 4, c’est le film de mission. Le début du 4 pourrait servir d’ouverture à un film de ce genre.
Pourquoi la France ?

Quentin Tarantino : Je suis plus attaché à la France qu’à la Pologne ou à la Tchécoslovaquie. C’est aussi un pays approprié pour une histoire construite autour d’un cinéma, baignée dans l’amour du cinéma. Mais surtout, les nazis ont occupé la France comme les Japonais la Chine - par opposition à la façon dont les Japonais ont occupé les Philippines ou la Birmanie. Je veux dire qu’il était possible d’exister hors de l’esclavage pendant l’Occupation. J’avais donc davantage de latitude avec mes personnages, qui ne sont pas constamment sous pression.

Votre héroïne, Shosanna Dreyfus [Mélanie Laurent] échappe aux nazis, contrairement au reste de sa famille. Elle décide de venger les Juifs. Le rapprochement avec la Mariée de Kill Bill semble évident.

Quentin Tarantino : Dans ma première version, j’imaginais Shosanna en Jeanne d’Arc juive. Elle était bien plus bad ass, elle balançait des cocktails Molotov et tirait à la carabine sur les camions nazis, elle s’échappait par les toits. Finalement, j’ai transféré ce personnage sur la Mariée de Kill Bill, donc à la réécriture, ils étaient trop semblables. J’ai fait de Shosanna un personnage plus réaliste. C’est une survivante, pas une bad ass. Mais dans le petit film qu’elle tourne pour présenter son attentat au cinéma, elle apparaît en gros plan sur l’écran, les flammes lui lèchent le visage, l’image de Jeanne d’Arc est restée. En même temps c’est le diable, Big Brother...

Les références au film de genre, aux Douze Salopards et à la série B nous semblent presque de surface. On pense plutôt à To Be or Not to Be de Lubitsch, fondé sur le théâtre à une époque où simuler est une question de vie ou de mort.

Quentin Tarantino : Je suis vraiment fier que certaines de mes scènes comiques aient une légère touche de To Be or Not to Be, en particulier le déjeuner avec Goebbels. Et Sylvester Groth, qui joue Goebbels, est vraiment très bon. Ce sont en effet les films américains des années 1940 qui ont le plus influencé Inglourious Basterds, par exemple ceux de Léonide Moguy, ce Russe exilé à Paris puis aux États-Unis où il a réalisé Paris After Dark et Intrigue à Damas avec George Sanders, formidable. Je suis tombé amoureux de ces films antinazis, tournés pour la plupart par des Européens exilés à Hollywood, comme Jules Dassin (Nazi Agent, Quelque part en France), Douglas Sirk (Hitler’s Madman) et Fritz Lang (Chasse à l’homme et Les bourreaux meurent aussi).


Vivre libre de Jean Renoir ?

Quentin Tarantino : Oh, j’aime Vivre libre, je l’adore. Et l’idée que Renoir était exilé loin de Paris paraît si absurde ! Le premier plan, quand les nazis traversent la place du village, savoir que Renoir l’a filmé, c’est palpitant. Et George Sanders ! Il joue aussi dans Les Aveux d’un espion nazi d’Anatole Litvak. J’ai regardé tous ces films et ce qui m’a paru dingue, c’est que George Sanders est partout, il est vraiment la star du genre. Quand j’ai écrit le personnage de Hicox/Michael Fassbender, le critique de cinéma membre d’un commando britannique, je me suis dit que Sanders aurait été parfait pour le rôle. J’ai même écrit mot pour mot : « Hicox entre, on dirait George Sanders jeune. » Et Mike Myers/Fenech joue avec lui comme George Sanders vieux ! Mon plan préféré du film vient aussi des années 1940 : quand Mélanie s’appuie contre la fenêtre en oeil-de-boeuf du cinéma. On voit en face, dans la rue, l’affiche d’un film avec Bridget von Hammersmarck/Diane Kruger. Les deux femmes ne se rencontrent jamais, mais elles conspirent toutes les deux dans le même but et cohabitent furtivement dans ce plan. J’ai trouvé cet oeil-de-boeuf dans l’un de mes George- Sanders-movies, Bel Ami d’Albert Lewin, quand il est dans l’appartement mansardé de la femme mariée. J’aime aussi le plan de grue qui passe du chapitre 1 au 2 : c’est sur de la musique country swamp que je vous emmène à Paris.

Comment avez-vous travaillé avec les compositions de Morricone ?

Quentin Tarantino : Morricone est le maestro du cinéma. J’ai énormément utilisé sa musique dans Kill Bill, dans Boulevard de la mort, donc j’envisageais dès le début d’y revenir pour ce film-ci, pour sceller le côté western-spaghetti. Dès l’écriture, j’ai pensé au thème du film Revolver et j’ai conçu le rythme sur ce morceau. Je suis très influencé par Sergio Leone, mais comme je ne fais pas de westerns, je m’approprie son style. Je ne le copie pas, je m’en sers comme d’une atmosphère, dans des genres que lui n’a pas abordés.
Morricone joue un rôle important dans ce processus. Mais dans Inglourious Basterds il y a tous les grands compositeurs du cinéma, Lalo Schifrin, Morricone, Dimitri Tiomkin, Charles Bernstein, Elmer Bernstein...


C’est comme votre idée d’entasser Hitler et Goebbels dans la même salle de cinéma. Avez-vous hésité au moment de la mise à feu, à monter en bande-son Cat People (Putting Out Fire) de David Bowie ?

Quentin Tarantino : Je n’aurais jamais commandé à un compositeur un morceau sur Shosanna. J’aime que cette chanson de seconde main prenne un sens nouveau, et qu’on puisse se mettre à écouter les paroles et se dire que ça marche. Plutôt qu’un thème musical martelé ou une lourde voix off, je préfère qu’une chanson existante fasse office de monologue intérieur.

Mais les films antinazis des années 1940 étaient animés par un souci de combattre l’ennemi, une sorte de premier degré qu’un retravail du genre risque de briser ?

Quentin Tarantino : En fait j’aime davantage travailler sur les sous-genres, plus spécifiques. Je n’en suis jamais les codes à la lettre, mais les plaisirs qu’ils procurent, je veux vous les donner comme on ne vous les a jamais donnés. Mais il ne s’agit que d’un point de départ. Je cherche à transcender le genre, à le subvertir un peu, mais je veux aussi en tenir les promesses (deliver the goods). Je peux m’amuser avec les genres tout au long du film, mais à un moment, je suis bien obligé de fournir un climax qui fonctionne comme il se doit. Et c’est la première fois que je joue le jeu à fond. Quand Shosanna projette la dernière bobine pendant l’avant-première, je ne peux pas jouer la subversion, ou alors je serais dans la distance, la méditation sur le genre. C’est l’une des « grosses séquences » avec lesquelles, depuis le combat d’arts martiaux dans Kill Bill, je me teste moi-même cinématographiquement. Dans Boulevard de la mort c’était la course automobile, ici c’est la scène à la Jérôme Bosch. Ces séquences-défis, je ne veux pas seulement les réussir, je veux qu’elles soient les meilleures dans leur domaine. Je suis très nerveux quelques jours avant de les tourner, parce que je suis entièrement libre de me planter. Techniquement, je les prépare. Tant qu’elles ne sont pas tournées, je ne sais pas les faire, mais je sais aussi que je dois me faire confiance, et que les idées viendront en les faisant. C’est votre détermination qui vous fait trouver les solutions. Vous pouvez théoriser pendant des années, ce n’est qu’au moment où vous tournez que vous vous dites : « Ah oui d’accord, j’ai compris. » D’où l’anxiété énorme quand tout reste encore ouvert. Je ne storyboarde rien, j’ai tout au plus quelques images en tête, mais je sais que sur le moment, j’y arriverai. Pour la scène de l’incendie, on installe la pyrotechnie, mais je ne visualise pas vraiment le mur de flammes, il faut que je voie si ça suffit, s’il en faut davantage, etc. Le premier jour, j’ai répété cette scène avec les cascadeurs, juste pour la bousculade, sans le feu, et ça a dissipé des journées entières d’angoisse, je me suis dit : « Ah d’accord, ça va aller, ça va être bien. » C’est toujours comme ça avec les séquences d’action : si vous essayez de lister les plans par écrit, vous avez l’impression qu’il en faut mille, mais en les tournant, vous vous apercevez que vous les avez, vous couvrez du terrain.
Pourquoi le cinéma que dirige Shosanna s’appelle-t-il le Gamaar ?

Quentin Tarantino : Ce devait être le Garmar, mais mon décorateur a merdé. J’en suis encore furax. Quand j’étais petit, mon père m’emmenait au cinéma Garmar, à Montebello, East Los Angeles. C’était mon préféré. Il a fermé au début des années 1980. Quand j’ai vu qu’il était mal orthographié, j’ai pensé : « Ah le con ! » Mais je n’ai pas arrêté le tournage, ce serait me punir moi-même. À vrai dire, tout ce qui était correct du point de vue de la documentation sur la France de l’époque, c’est moi qui l’ai rectifié : mon décorateur avait embauché un documentaliste qui a mal bossé. Par exemple, ils me sortaient des affiches de films de l’époque, je leur disais : « Non, on ne peut pas les utiliser. Pourquoi ? - Parce que ces films étaient interdits par les nazis, pauv’ nazes ! » Ils préféraient des accessoires jolis à des accessoires vrais. Ils mettaient des affiches de films avec Lilian Harvey - or quand elle a quitté l’Allemagne nazie, il est devenu impossible ne serait-ce que de prononcer son nom, tellement Goebbels la haïssait.

Presque tous les personnages d’Inglourious Basterds sont (au moins) bilingues. Mais les Basterds sont faussement polyglottes ; ils ne simulent qu’imparfaitement.

Quentin Tarantino : En effet, comme souvent les Américains qui croient maîtriser une langue étrangère. J’ai été très content des réactions du public dans l’auditorium Lumière. Quand vous travaillez sur un film, il y a toujours une séquence qui fait question, et c’est souvent une séquence comique : est-ce que ça marche ? Je l’aime bien, je la trouve drôle, mais... Et vous ne le savez que quand le film sort : le public rit ou pas. S’il ne rit pas, je peux décider de la laisser quand même, elle peut être spirituelle sans être hilarante. La question s’est posée pour la scène où Aldo Raine/Brad Pitt et ses hommes sont obligés de parler italien à l’avant-première : est-ce que ce n’est pas trop loufoque ? Est-ce que ça casse le suspense ? Je trouvais ça drôle, mais j’avais tout de même un doute. Mais ici en salle Lumière, les gens étaient écroulés ! Et pas seulement à cause de l’italien ridicule d’Aldo mais aussi parce que le colonel Landa parle parfaitement italien. Les Basterds pourraient le parler, ils ont combattu en Sicile, mais dès qu’ils ouvrent la bouche, vous vous dites : c’est ça, leur italien ? They’re fucked !

Même avant, dans la taverne La Louisiane, les masques linguistiques tombent.

Quentin Tarantino : C’est la séquence dont je suis le plus fier. Trente minutes dans un espace aussi restreint - le but est de montrer à quel point il est riquiqui. Personne ne peut échapper à personne, ils sont piégés. À partir du moment où les tirs commencent, il est inévitable que tout le monde se fasse canarder. C’est un Reservoir Dogs miniature, réduit à une demi-heure et tourné en allemand.

Dans un allemand imparfait, dans le cas du Britannique né en Allemagne Hicox/Michael Fassbender.

Quentin Tarantino : En fait il parle très bien allemand, c’est seulement son accent qui est légèrement bizarre. L’idée, dans cette scène, est d’éviter les clichés des films de guerre, du genre : on neutralise une sentinelle sans que le gars ait le temps de crier (ici ils le font, mais en lui tranchant la gorge, ce qui l’empêche effectivement de crier) ; ou bien : on assomme un soldat allemand, on enfile son uniforme et comme par magie c’est la bonne taille ! Sans parler des clichés sur la langue, toujours falacieux. Melanie Griffith est censée parler allemand comme une bergère tyrolienne dans Une lueur dans la nuit... Mon personnage, Hicox, parle couramment allemand, mais il ne s’agit pas de cela : c’est une question de dialecte.


Le dialecte est à la langue ce que le sous-genre est pour vous au genre ?

Quentin Tarantino : C’est très vrai. Et quand Hicox se fait prendre, ce n’est pas si évident que ça, c’est simplement un doute qui plane sur son accent. Quand l’officier de la Gestapo lui demande d’où il est et que l’ami de Hicox lui répond qu’il n’a pas à s’adresser à eux comme ça, l’officier répond : « Je ne vous parle pas à vous, lieutenant Munich, ni à vous, lieutenant Francfort, je parle à capitaine Je-ne-sais-où. » Cette difficulté du bilinguisme est réelle, même si le cinéma la gomme toujours. À part Diane Kruger, qui joue Bridget von Hammersmarck, j’aurais du mal à trouver un acteur allemand qui puisse vraiment passer pour un Américain.

Pourquoi le commando judéo-américain est-il dirigé par le non-juif Aldo Raine ?

Quentin Tarantino : Il y a tout une histoire derrière ce personnage. C’est un gars des montagnes du Tennessee. Il n’est pas juif, mais il est là pour lutter contre le racisme ; s’il survit, il rentrera dans ses Smoky Mountains pour combattre le Ku Klux Klan. Il sait qu’en choisissant des soldats juifs, il peut transformer l’antinazisme en holy war. Ils ont un élan que les autres Américains n’ont pas. Les autres se battent pour la patrie, ils ont le luxe d’être des soldats, eux ont l’obligation d’être des guerriers.

Afficher leur judéité est aussi une forme de provocation dans l’Europe du Reich.

Quentin Tarantino : Absolument. L’heure de la vengeance a sonné pour leurs familles restées en Europe et assassinées par les Boches. Vos grand-mères étaient impuissantes quand on est venu frapper à leur porte, elles ont souffert. Vous êtes leurs petits-fils américains, vous avez la plus grande nation du monde derrière vous. À vous de faire souffrir !

Pourquoi Raine a-t-il une cicatrice autour du cou ?

Quentin Tarantino : C’est la brûlure d’une corde. Je ne peux pas vous en dire l’origine. C’est un secret.

Un prequel est donc prévu ?

Quentin Tarantino : S’il y en a un, le secret sera levé.

Pourquoi a-t-il une mâchoire proéminente ?

Quentin Tarantino : That’s Brad’s thing.

Dans Boulevard de la mort vous simulez des rayures sur la pellicule, des sautes d’image, une bobine manquante. Mais vous allez plus loin dans Inglourious Basterds en faisant de l’inflammabilité de la pellicule nitrate l’arme d’un attentat antinazi. Vous remerciez d’ailleurs au générique Monte Hellman, dont Macadam à deux voies se clôt quand la pellicule prend feu.

Quentin Tarantino : Macadam, c’est vrai, je n’y avais pas pensé. En fait je remercie Monte Hellman pour la toute première séquence, inspirée de L’Ouragan de la vengeance. Mais oui, j’ai trouvé l’idée du nitrate très riche. D’un côté c’est une métaphore fructueuse sur la puissance du cinéma, de l’autre ce n’en est pas une, c’est littéral : on n’a pas besoin de dynamite quand on a dela pellicule nitrate. Littéral et métaphorique - c’est formidable. En écrivant, je me suis demandé quels seraient les films entassés pour provoquer l’incendie. Dans une version c’était Shosanna elle-même qui y mettait le feu ; elle tenait une bobine et l’allumait comme un bâton de dynamite, je la faisais même hésiter sur le choix du premier film à brûler : soit Le Juif Süss - la création monstrueuse de Goebbels causerait sa propre perte -, soit la première bobine de La Grande Illusion - papa Jean détruirait les nazis à ses côtés.

Il y aurait deux versions de la mort d’Hitler et de Goebbels : celle d’Inglourious Basterds, et leur mort historique.

Quentin Tarantino : L’un de mes points forts en tant qu’écrivain est de ne jamais interdire à mes personnages d’aller où bon leur semble. Ils mènent, je les suis. J’ai beau avoir une trame, ils peuvent en dévier, me prouver qu’elle est foireuse. Un personnage suit une route. Le plus souvent, quand il arrive à un carrefour, les scénaristes barrent la plupart des voies, parce qu’ils n’assument pas ce que deviendrait l’histoire : ce ne serait plus un film, ce serait autre chose. Je me suis toujours dit : peu importe où on va, on y va.

L’une de ces routes serait le récit historique - la façon dont Hitler et Goebbels sont morts dans la réalité.

Quentin Tarantino : Oui, et à vrai dire je m’apprêtais à suivre cette route. Mais au milieu du processus d’écriture, je me suis dit : mes personnages ne savent pas qu’ils appartiennent à l’Histoire, et jamais dans mes films ils n’ont fait partie d’une histoire préécrite, pourquoi est-ce que ça devrait changer tout d’un coup ? Cela n’est pas arrivé dans la réalité parce que mes personnages n’ont pas existé. Mais dès lors que je les plonge dans l’Histoire, elle en est modifiée. La leçon de la science-fiction, c’est que si vous remontez le temps et que vous changez un détail, tout change. Il ne me reste plus qu’à rendre ces faits plausibles - je ne parle pas seulement de Shosanna et de ses films nitrate ni des Basterds et de leur bombe, mais de Frederick Zoller/Daniel Brühl : si comme lui, un soldat allemand s’était montré particulièrement héroïque dans une bataille, Goebbels aurait tourné un film sur lui, et s’il avait eu les traits de Brühl, il aurait pu jouer le rôle, tout comme Audie Murphy a joué dans L’Enfer des hommes. Et de fait, Goebbels a commandé un film de ce style, Kolberg, à la fin de la guerre, quand les nazis savaient qu’il n’y avait plus rien à espérer sur les champs de bataille et que la propagande était le seul front restant. Si Zoller avait existé, Goebbels aurait produit La Fierté de la nation et organisé une avant-première à Paris, où un attentat aurait pu avoir lieu.


L’attentat est plausible une fois que les portes de la salle de cinéma sont verrouillées, comme pour devenir étanches à l’Histoire.

Quentin Tarantino : J’ai l’habitude d’assister à des avant-premières, et une fois que le film est bien entamé, les spectateurs sont vraiment captivés, les couloirs sont vides, les vigiles partent fumer une clope.

Comme ce patron de studio qui disait à une projection : je ne suis pas sorti pisser, ce doit être un bon film.

Quentin Tarantino : Exactement ! Et c’est mon côté sadique : dans la salle, vous êtes dans la même situation que les nazis devant le film. C’est pour ça qu’on ne passe jamais de filmcatastrophe dans un avion. Je vous piège dans un cinéma et je vous montre l’incendie d’une salle. J’aimerais que les spectateurs regardent autour d’eux et se disent : « Ce serait dingue si ça arrivait maintenant ! » Mais il y a autre chose. On sait tous qu’Hitler n’est pas mort dans l’incendie d’un cinéma. Qu’est-ce que l’Histoire ? Des faits connus via les écrits des historiens. Le film montre qu’à la fin, l’Histoire retiendra que le héros de cette aventure, c’est Hans Landa - c’est son plan, il en est le héros, il recevra la légion d’honneur américaine, etc. Mais l’Histoire ne dira rien de Shosanna. Le monde ne saura jamais ce qu’elle a fait. Tous ceux qui ont vu son film sont morts. Combien de fois est-ce arrivé dans le cours de l’Histoire que les faits aient été tronqués, les héros oubliés ?

Seule la fiction peut imaginer leur geste. Est-ce pour cela que vous prenez soin de montrer le cinéma détruit doublement et complètement, d’abord par le feu puis par la bombe des Basterds ?

Quentin Tarantino : Le nitrate est très inflammable, donc la bombe des Basterds est superflue. Mais le fait qu’elle explose vient tout oblitérer. S’il n’y avait que l’incendie de Shosanna, la séquence devrait durer quatre minutes de plus. La bombe est plus économique, elle dissipe tout doute sur d’éventuels survivants. Et puis quand vous avez deux équipes de héros, vous voulez que les deux participent.

Lorsque Shosanna dit dans le film qu’elle projette aux nazis : « Ceci est la revanche des juifs », on ne peut pas s’empêcher de penser aux conséquences politiques du fait qu’historiquement, cette revanche n’a pas eu lieu - et donc à Israël, à tout ce qui s’en est suivi.

Quentin Tarantino : Mais dans mon scénario, ça n’a pas encore eu lieu. J’avais écrit un épilogue : quatre jours après l’attentat, l’Allemagne se rendait. Si la guerre avait cessé en juin 1944 grâce aux Américains, la Guerre froide aurait été différente. Les Russes auraient tout de même eu la Pologne, mais l’Allemagne n’aurait pas été coupée en deux, l’équilibre entre États-Unis et monde communiste aurait été différent. Vous voyez les vastes conséquences de ce changement scénaristique. Si j’écrivais un sequel, il serait donc situé dans un futur alternatif.

Votre sortie de route de l’Histoire aurait pu arriver dès le début : le fermier français qui cache des juifs, monsieur Lapadite, aurait pu ne pas l’avouer.

Quentin Tarantino : Non, cela n’aurait rien changé, sinon qu’il serait mort et sa famille avec. Le colonel Landa, qui débarque chez lui au début, se présente comme un agent du « libre choix », mais c’est une illusion. C’est sa technique : ne rien demander directement mais faire parler.

Lors du déjeuner avec Shosanna, pourquoi Landa lui offre-t-il un très hitchcockien verre de lait ?

Quentin Tarantino : Il y a deux niveaux. Peut-être qu’il sait qui elle est et qu’il la fait marcher. Mais d’un autre côté, vous buvez quoi, vous, avec de la tarte aux pommes ? (rires). Soupçons, j’ai déjà essayé mais sans succès. J’ai placé une lumière dans un verre de vodka-orange dans une scène nocturne de Jackie Brown. Mais c’était dingue, on aurait dit une expérience de savant fou ! Le verre ressemblait à une ampoule !

Landa est un metteur en scène.

Quentin Tarantino : Quelqu’un m’a fait remarquer qu’il était un peu mon substitut, c’est un showman comme moi, un conteur. Il vous donne toujours l’impression qu’il connaît vos secrets. Sans que le dialogue ne les souligne, on comprend peu à peu ses méthodes. À toutes les projections cannoises, quand il dit au fermier Lapadite « Je parle si mal français que cela me gênerait de continuer dans cette langue, pourrait-on passer à l’anglais pour le reste de la conversation ? », les gens ont ri. Parce qu’ils ont présumé qu’il s’agissait d’une convention pour passer du français à l’anglais. Très bien. Allez-y, marrez-vous ! Mais à la fin de la scène, vous comprenez pourquoi il le fait. Cela fait partie de sa technique d’interrogatoire, il veut 1. déstabiliser Lapadite en lui interdisant de parler sa langue maternelle et 2. pouvoir parler des juifs cachés sous le plancher sans qu’ils comprennent ce qu’il dit. Et quand il dit en anglais « Puisqu’ils sont là-dessous et qu’ils n’ont pas bougé je présume qu’ils ne parlent pas anglais, mais je vais repasser au français et je veux que vous suiviez ma mascarade, estce clair ? Môôônsieur Lapadiiite... », il y a quelque chose de flippant (rire d’ogre). Par la suite, l’anglais n’est jamais utilisé comme une langue de convention : Landa parle allemand, français, italien et anglais. Mais dans le café avec Shosanna, il essuie les miettes de la tarte aux pommes et lui demande : « Vous avez déjà essayé le strudel ici ? » L’homme qui a tué sa famille va lui faire un cours sur le strudel et la crème fraîche. « Attendez la crème ! » Avec ma monteuse, c’est devenu l’une de nos expressions favorites : attendez la crème, wait for the good stuff.

Propos recueillis à Cannes par Charlotte Garson et Thierry Méranger. Traduits par Charlotte Garson.

Vous pouvez consulter ma critique de Inglorious Basterds ici.

No comments:

Post a Comment

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...